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Ismaël Kaba : ‘‘Guinée Télécom peut redevenir le moteur de la souveraineté numérique du pays’’

10 octobre 2025

Ismaël Kaba, est un expert du secteur des Télécommunications, fort d’une carrière impressionnante de plus de vingt ans au plus haut niveau. Ingénieur Télécoms, diplômé de l’Institut Polytechnique de Conakry et certifié en Gestion de Projet- Planification avancée de l’École d’Ingénieur Centrale de Lille (France), il a fait ses armes chez l’opérateur historique des Télécoms guinéennes SOTELGUI comme Ingénieur Réseaux d’accès, puis en tant que Directeur de la Stratégie/Développement et Directeur Technique. Son expertise l’a ensuite conduit à endosser le rôle de conseiller près la Direction Générale de l’ARPT (Autorité de Régulation des Postes et Télécommunication) où il n’a malheureusement pas eu le temps de faire profiter à cette Institution tout son talent. Aujourd’hui, il met son expérience au service des clients en tant que Consultant indépendant et Directeur Général de Global Engineering SARLU. C’est dire donc que son parcours, alliant vision stratégique et technique, fait de lui un interlocuteur de référence sur les enjeux de transformation et de développement du secteur des Télécommunications et du numérique en Guinée. Interview- Troisième partie.

Quelle est aujourd’hui la situation réelle de Guinée Télécom aussi bien sur le plan technique que financier ?

Il est difficile de donner la situation exacte de Guinée Télécom à ce jour tant les informations sont disparates. L’entreprise née après la déclaration en faillite en 2012 de la SOTELGUI, opérateur historique public a connu une première tentative de lancement des activités dès sa création en 2013. Ce projet de lancement de Guinée Télécom a été très controversé car un prêt de USD 50.000.000 de l’Etat chinois, à travers EXIMBANK censé doter Guinée Télécom d’équipements de dernière génération 4G à l’époque n’a pas été couronné de succès. A ma connaissance, ce montant reste à ce jour le principal financement dont a bénéficié l’opérateur public. Je ne parle pas ici du prêt de la Banque mondiale d’un montant USD 50.000.000 également qui était destiné au financement du plan social de la SOTELGUI, et que l’ex Ministre des Télécoms Oyé GUILAVOGUI a transformé en désastre social.

Un audit complet est indispensable pour connaître la vraie santé de Guinée Télécom

Sur le plan technique, il faut rappeler que l’opérateur historique, était un opérateur mobile et fixe. Les installations techniques pour le réseau fixe ont été complètement démantelées, les gros câbles de transport et de distribution ont été vandalisés. Il faut noter que ces câbles de distribution et de transport comme leur nom l’indique permettent de relier les abonnés au central téléphonique via le répartiteur, ils ont donc un rôle névralgique pour le réseau fixe. Les centraux téléphoniques peuvent évoluer mais ces câbles demeurent indépendamment des générations d’autocommutateurs. Quant aux conduites souterraines dans lesquelles ces câbles étaient logées, elles sont utilisées en certains endroits par les opérateurs mobiles, qui ont chacun déployés leurs propres réseaux au mépris de toute politique de partage d’infrastructures et de la préservation de l’environnement. L’ensemble des équipements du réseau de téléphonie fixe (autocommutateurs, le répartiteur, etc.) ont tous été vandalisés. En résumé le réseau téléphonique fixe est complétement hors service.

Les infrastructures ont été vandalisées, mais l’opérateur public peut renaître

Le réseau mobile quant à lui a bénéficié de quelques équipements 4G (Huawei) suivant l’accord de prêt entre les gouvernements chinois et guinéen, mais cela date déjà de quelques années. Or les équipements électroniques sont hyper sensibles aux conditions de l’environnement qui les abrite, surtout quand ils ne sont pas permanemment sous tension. Les sites relais à l’exception des domaines qui appartenaient à la SOTELGUI ont été démantelés, ils existaient sur la base des contrats de location qui n’ont été pas reconduits après l’arrêt de l’opérateur public.

Comme je vous le disais tantôt, il est bien difficile de faire le point exact sur la situation technique et financière de Guinée Télécom, seul un audit complet permettrait d’avoir une meilleure visibilité de la situation. Mais une chose est sûre et certaine, l’opérateur public a plus que jamais besoin de financement.

Peut-on dire que l’opérateur public a encore une place à se faire dans un marché fortement dominé par des privés ?

La réponse est oui. Je dirai même que Guinée Télécom a une place unique et surtout stratégique sur le marché guinéen. Mais celle-ci se gagnera à deux conditions : Un changement de paradigme et donc de stratégie pour l’opérateur public et un investissement fort. Il ne s’agira plus uniquement de vendre des services (voix, data) aux clients finaux mais il sera question pour l’Etat guinéen d’être ambitieux et de viser loin en changeant de modèle pour son opérateur public.

Guinée Télécom doit changer de paradigme et devenir un groupe à deux filiales

Ma proposition à l’endroit de l’Etat est la suivante : Faire de l’opérateur public Guinée Télécom un grand groupe (Group GT) avec deux filiales ou compagnies : L’une GT Réseaux, orientée Infrastructure et l’autre GT Services sera spécialisée dans la fourniture des services (voix, data). Je m’empresse de préciser qu’il y aura une séparation structurelle et opérationnelle stricte entre ces deux entités, ceci afin d’éviter tout conflit d’intérêt. Allons dans les détails afin de fixer les idées.

Sur le plan de la gouvernance, chacune des compagnies aura sa direction et aucun cadre ne pourra faire partie des deux directions simultanément. La gestion fera aussi l’objet de séparation nette, chacune des entités aura sa propre comptabilité afin de garantir une concurrence saine en évitant des subventions croisées.

GT Réseaux et GT Services : la séparation structurelle pour un modèle sain et durable

Sur le plan des objectifs : GT réseaux sera focus sur des objectifs techniques (couverture et qualité de service) tandis que GT Services aura des objectifs commerciaux (part de maché, chiffre d’affaires).

Sur le plan opérationnel, GT Réseaux aura pour cœur de métier Ingénierie/Infrastructure tandis que GT Services sera centrée sur Marketing/Commercialisation. Le rôle de GT Réseaux sera de construire, entretenir et moderniser les réseaux de fibre optique, des infrastructures mobiles (tours 4G/5G) et même de gérer les stations d’atterrissement de futurs câbles sous-marin pour le pays. Il aura dans son actif l’ensemble des infrastructures de l’Etat dans le secteur. GT réseaux sera un opérateur de gros (whosale) qui vendra aux différentes entreprises du secteur de la capacité réseau (bande passante ou slot de fibre et éventuellement de la capacité sur un câble sous-marin) et louera des infrastructures passive et active à des conditions non discriminatoires. Quant à la compagnie ou filiale GT Services, elle jouera le rôle de la branche commerciale du Group Guinée Télécom qui proposera ses services (voix et data) en détail aux clients finaux (particuliers et entreprises), c’est donc elle qui sera en concurrence frontale avec les autres opérateurs mobiles et FAI en termes de forfaits mobiles, abonnements, etc. Elle assurera en outre le service après-vente auprès de ses clients. En fin, GT Services achètera l’accès au réseau dans les mêmes conditions que les autres opérateurs mobiles et FAI.

Diversifier les services : du cloud à la cybersécurité, en passant par la fintech

Pour que ce modèle soit pérenne, il faut des règles de jeu claires et précises : GT réseaux ne vendra jamais aux clients finaux (c’est l’affaires des opérateurs mobiles et FAI) – Pour l’accès aux réseaux, pas de tarifs préférentiels pour GT Services – Pas de dirigeants en communs (conflit d’intérêts) et pas d’échange d’informations (délit d’initié) –

Ce modèle que je viens de décrire est certes ambitieux, mais il est réaliste et permettra à coup sûr à l’Etat guinéen de rebondir dans le secteur tout en garantissant des revenus conséquents et une souveraineté numérique.

Grosso modo, quels sont les leviers à envisager pour relancer Guinée Télécom et en faire un acteur compétitif du secteur ?

Cette question des leviers de relance de Guinée Télécom se situe dans la continuité de la précédente, en rapport avec la place de l’opérateur public sur le marché guinéen. A mon avis tous les aspects de l’entreprise doivent être revus profondément pour permettre l’émergence d’un véritable acteur compétitif, je parle bien évidemment des leviers techniques et d’investissement, les leviers règlementaires, les leviers organisationnels, les leviers commerciaux et marketing et sans oublier les leviers financiers.

La relance ne sera pas qu’une affaire de câbles et d’antennes, mais de gouvernance

Sans entrer dans le développement de chacun de ces leviers, je tiens à préciser que des grandes actions sont nécessaires si l’Etat tient à faire de l’opérateur public un acteur majeur du secteur : Investissement dans le renforcement des infrastructures critiques, déploiement et extension des réseaux de demain (4G/5G), amélioration de la gouvernance de l’entreprise, renégociation de la dette auprès des créanciers, mise en en place d’un plan marketing centré sur le renouveau, amélioration sensible du service client qui reste un des points faibles des opérateurs historiques.

Sur le plan technique et commercial, il s’agira de ne plus se contenter de fournir des services standards (voix et data) mais de diversifier profondément les offres. Cette diversification de l’offre de services me parait essentielle en ce sens que les besoins et les habitudes des consommateurs ont changé et ne cessent d’évoluer. L’opérateur public devra nécessairement s’adapter s’il ne veut pas rater son retour sur le marché. Je pense à trois axes de diversification de services : En premier lieu, le service de divertissement, comme des services de VOD (Vidéo sur Demande). Le second axe ciblera les SAV (services à valeur ajouté) car vendre de la connectivité ne suffira plus, il faut proposer aux entreprises des services cloud, de vidéoconférence et de cybersécurité (la liste n’est pas exhaustive), le troisième et dernier axe de diversification prendre en compte les finTech (les technologies numériques appliquées aux services financiers) où GT devra profiter de sa position d’opérateur historique pour bousculer la donne sur le Mobile money. Vous l’aurez compris, l’objectif est de diversifier les revenus par la diversité des offres.

L’État doit être ambitieux et audacieux pour retrouver sa souveraineté numérique

Bref, la relance de Guinée Télécom, contrairement à ce que penserait bon nombre de nos concitoyens, n’est pas qu’une simple question technique, c’est-à-dire acheter les équipements, les mettre sous tension, faire des tests et hop le tour est joué. Cette relance est un défi nettement plus complexe mais réalisable. Au-delà de l’incompressible question des installations techniques, il s’agit d’un changement profond de paradigme de la part de l’opérateur public, et à mon avis cela passera nécessairement par un changement de modèle économique et de culture d’entreprise, le tout soutenu par une puissante volonté politique.

Quelles perspectives entrevoyez-vous pour cet opérateur dans le contexte de la transformation digitale en Guinée ?

L’avenir de l’opérateur historique dans un environnement dans lequel il est absent depuis plus d’une décennie est une question qui interpelle de nombreux Guinéens ; et à juste titre je l’avoue. Se projeter avec Guinée Télécom dans un futur plus ou moins lointain après ce long passage à vide est un exercice de planification et de réflexion stratégique de premier plan. Les données d’entrée pour cette analyse sont le contexte actuel de l’écosystème numérique en Guinée, les opportunités à saisir et les défis à surmonter.

Précisons le contexte global actuel du numérique en général, et de la transformation digitale en particulier en Guinée. En tant qu’observateur du secteur, j’avoue avoir remarqué que d’énormes efforts ont été fournis pendant ces trois dernières années. Je vous parlerai, entre autres projets ou réalisations: L’acquisition de la majorité des actions de MTN (87.5%) par l’Etat, le projet d’atterrissement d’un second câble sous-marin (Amilcar Cabral) pour renforcer la connectivité internationale, le renforcement de backbone national de fibre optique par l’interconnexion sous-régionale. Sur le plan de la digitalisation numérique, le contexte est porteur, et j’en veux pour preuve : Le besoin croissant du secteur minier et des entreprises locales, une démographie croissante et urbaine et donc friande du numérique, et en fin les efforts de digitalisation de l’administration publique.

Dans ce contexte et sous réserves des investissements nécessaires, le scénario d’un opérateur public qui serait un partenaire stratégique majeur de la transformation digitale nationale me parait la plus opportune et la plus plausible. Guinée Télécom pourrait se repositionner comme Opérateur des opérateurs et FAI, c’est-à-dire le transporteur qui vend en « gros » et transporte de la capacité pour les autres acteurs, qui héberge les données sensibles des entreprises et de l’administration publique et qui interconnecte les différents départements ministériels. Aussi, l’opérateur public pourrait devenir fournisseur de solution « tout-en-un » pour les PME et l’industrie (secteur minier) telles que : IoT (Internet des choses), le cloud computing, la visioconférence et la cybersécurité. Guinée Télécom pourrait être aussi une alternative à la non satisfaction des particuliers en termes de services de base (voix, data) et de qualité de service. En fin, je vois l’opérateur national comme partenaire privilégié de l’Etat guinéen dans les paiements sociaux (salaires, bourses, retraites, etc.) mais aussi et surtout comme bras ouvrier de l’Etat dans la réduction de la fracture numérique, activité financée par la Fonds de Service Universel (FSU).

Cet avenir, qui se veut radieux, pour l’opérateur public Guinée Télécom passera nécessairement par une action publique ambitieuse et audacieuse. Il faudra en effet saisir les opportunités que je viens d’énumérer mais aussi surmonter les obstacles, au nombre des quels : Le coût élevé des investissements à effectuer, la faible agressivité commerciale et marketing de l’opérateur public, la présence d’un concurrent bien implanté sur le marché, le fardeau du passé et la mobilisation des compétences (Ingénieurs et Commerciaux de haut niveau).

Je tiens à rappeler que tout ce qui viens d’être évoqué doit reposer sur un changement de modèle économique très ambitieux : Un opérateur public sous forme de Group Guinée Télécom avec une filiale infrastructure (wholesale) pour tout le secteur et une filiale services (voix, data et autres) pour faire face à la concurrence.

En somme, Guinée Télécom a une perspective prometteuse pour être un acteur clé du secteur en devenant l’épine dorsale sur laquelle reposera les autres acteurs du secteurs et l’Etat pour assurer la transformation digitale du pays, et par là même l’émergence économique tant ambitionnée. A suivre.

Interview réalisée par Ibrahima S. Traoré pour guinee7.com

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Last modified: 10 octobre 2025

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